4 janvier 2018

Ivo Perelman Matthew Shipp & Nate Wooley/ Paul Hubweber/ Trevor Watts Veryan Weston Alison Blunt & Hannah Marshall/ Hopek Quirin Anton Mobin/ Audrey Chen & Richard Scott


Philosopher’s Stone Ivo Perelman Matthew Shipp Nate Wooley. Leo Records 



La Pierre du Philosophe. Sur l’île de Chios, face à la mer et la presqu’île turque de Çesme qui protège le golfe de Smyrne, assis sur le sable, un énorme rocher fascine le regard lorsqu’on quitte la ville vers le nord. La Daskalopetra, le rocher mythique où le poète Homère réunissait ses élèves et auditeurs pour les emmener dans les voyages dérives d’Ulysse et les aléas des guerriers Hellènes, Troyens, Anatoliens au bord de la nuit des temps, semble réunir toujours les songes des poètes. Ceux-ci à l’appel du saxophoniste ténor Brésilien Ivo Perelman parlent une autre langue, celle de l’imagination qui secoue le cheminement habituel de la musique. Nate Wooley, trompettiste devin et créateur de son propre chant, indique une voie, trace des signes que le saxophoniste déchiffre, conjure, soumet à la déraison alors que le clavier soulève des pans de basalte sous les flots et un ciel bleu pur qui permet, une fois perché sur le Pélinéon, sommet de l’île, de distinguer la plage où la poétesse Sapho quitta Lesbos et où se massent aujourd’hui les poétesses et leurs amantes. C’est une nouvelle histoire que raconte Ivo Perelman dans la sixième partie, déchirant le son, pinçant le bec, étirant et tirebouchonnant les notes en écho du phrasé  méthodiquement désarticulé de son partenaire lequel évoque brièvement Don Ayler dans la septième partie. Implosions ténébreuses et aigües de la colonne d’air, ellipses lunaires, timbres chauds et vocalisés, pistons relâchés, lèvres sursautant sur l’embouchure, bruissements de l’air le bocal assourdi, mâchonnements et morsures du bec et de l'anche chauffés au soleil,… Cela fait songer que le Sud de Chios est le domaine du mastiko, l’antique pâte à mâcher, obtenue avec la résine de la lentisque, une industrie trimillénaire.  La  pâte à chiquer de la lointaine antiquité et des civilisations qui se sont succédées jusqu’à ce que le chewing-gum ne la supplante au moment exact où le jazz s’est envolé dans les sphères de notre inconscient pour fusionner avec la poésie surréaliste automatique et l’action painting. Ivo, le peintre, donne l’impression qu’il mâchouille, rumine, chique son improvisation. Bref, il joue d’une manière telle comme on ne l’a jamais entendu auparavant, comme s’il créait un nouveau langage et suivait une nouvelle piste, par réaction aux sons du trompettiste. Piste qui mériterait d’être poursuivie, sans doute en duo intégral. Partie 8. Une exploration éperdue des sons intimes, bruissements neufs et essentiels, observée placidement par Matthew Shipp  qui la balise d’accords isolés, noyés dans les silences interrogateurs. C’est une page nouvelle pour le saxophoniste qui, soudain se tait et écoute les timbres inouïs du trompettiste. Leurs fanfares explosées rappellent de très loin les cadences trompette – sax ténor de notre jeunesse, les subliment, les transportent sous le soleil, sur les galets au bord des flots, entre les figuiers de barbarie qui se dessèchent dans l’été brûlant au bleu intense.

Paul Hubweber ‘s 213. CD illustré auto-produit à 50 copies en édition limitée avec un livret de 20 pages.
https://www.youtube.com/watch?v=4ikQj82ZdDU&t=22s&fbclid=IwAR14tzjOgf_aSiesyX7ALTTTHPuggF80cCkC4jMXoaUsQ1xqHhDs-Fy6DSU

Une sorte de témoignage du parcours improbable du tromboniste Paul Huweber, le premier PA de PAPAJO, mythique trio trombone – contrebasse – percussions, groupe toujours en activité réunissant Paul Lovens et John Edwards. En couverture, son portrait coloré rouges-blancs avec lunettes noires par Brele Scholz, l’artiste qui partage sa vie. Illustrées pêle-mêle et dans le désordre au gré des 18 pages intérieures du livret, 18 plages faites maison offrant un panorama presqu’exhaustif des pratiques et envies du musicien où figurent deux transcriptions pour trombone de l’Allemande G-dur et de la Sarabande de la suite pour violoncelle N°1 de J.S. Bach jouées avec une aisance décontractée, un quintet de trombones assez aérien en multipistes, du doo-wop zappaïen chanté à la guitare, le trio PAPAJO en action (extraordinaire document), une chanson personnelle chantée en allemand…. folklorique (!), une autre jouée au trombone, une suite de jazz modal du meilleur effet qu’il accompagne à la guitare en re-cyclant un thème de Jabbel Jablonski, un autre trio avec basse (Joascha Oetz) et batterie (Jens Dueppe) paraphrasant Michelle de Lennon-McCartney…. réminiscence de Mangelsdorff.  Pour conserver et développer son exceptionnelle maîtrise de l’instrument dans l’improvisation, Paul Hubweber a pratiqué plusieurs styles de musique et cette anthologie illustrée facétieuse montre bien que cet improvisateur au parcours très sérieux (une caractéristique de la scène improvisée allemande) ne se prend pas la tête dans la vraie vie. Un tromboniste essentiel de la scène internationale de l’improvisation. 

Veryan Weston Trevor Watts Alison Blunt Hannah Marshall Dialogues with Strings Live at Café Oto in London Fundacja Sluchaj! Listen Foundation FSR 09 2017

J’avoue que je suis un fan de Dialogues, le duo interactif de Trevor Watts et de Veryan Weston, respectivement sax alto et soprano et piano, dont j’ai écouté et réécouté les enregistrements avec autant de passion que pour Sonny Rollins au Village Vanguard ou que pour les Sonates de Bach pour violon et clavecin. Veryan a souvent collaboré avec la violoncelliste Hannah Marshall dans trois trios (soit avec la violoniste Sakoto Fukuda, la saxophoniste Ingrid Laubrock et le violoniste Jon Rose). Comme Hannah travaille souvent avec la violoniste Alison Blunt au sein de l’excellent trio Barrel, rien d’étonnant de retrouver ces musiciens sur une même scène. J’ajoute encore que toutes les deux m’ont émerveillé dans un enregistrement avec Paul Dunmall, Neil Metcalfe et Phil Gibbs, I Look at You, où leur empathie et leur musicalité sont remarquables.
Jouer en quartet piano, saxophone, violoncelle et violon est un sacré challenge. Je m'explique.
La musique du duo Dialogues est une réussite très convaincante si j’en crois les trois concerts auxquels j’ai eu le plaisir d’assister et les cinq albums publiés chez Emanem, Hi4Head, FMR et forTune, avec une préférence pour l’épique double cd Dialogues in Two Places enregistré en concert au Canada. Quand le batteur Mark Sanders et le bassiste John Edwards s’ajoutent au duo, cela crée une belle dynamique. Ces Dialogues With Strings sont un beau témoignage de quatre musiciens/ musiciennes qui s’essaient à créer un univers aussi cohérent qu’aventureux sans pour autant parvenir à l’équilibre merveilleux et la cohérence du Duo Dialogues, ni du trio à cordes Barrel auxquelles les deux dames participent. Et aussi du magnifique Trio of Uncertainty de Veryan Weston avec Hannah Marshall et Sakoto Fukuda qui est un must du genre (Unlocked / Emanem). Cette approche de la musique improvisée, où le développement mélodique, l’interactivité et la construction musicale joue un rôle prépondérant, demande une véritable lisibilité de chaque instrument. L’interactivité intense entre le pianiste et le saxophoniste crée une tension spéciale dans le jeu de chacun quand ils jouent en duo. Une architecture s’établit, une imbrication spéciale, une angularité multiforme. L’absence d’autre instrument nous fait goûter intégralement leurs qualités de timbre et la dynamique dans l’espace et le temps. A quatre, il y a une densité instrumentale et cela crée inévitablement des problèmes par rapport à cette fameuse imbrication du point de vue de la lisibilité et d’une forme de logique. Chaque instrumentiste  doit tenir compte de paramètres différents selon qu’il se réfère à un de ses collègues : par exemple le pianiste par rapport aux deux cordes ou au saxophone. Pour mon unique plaisir d’écoute, j’avoue préférer leurs enregistrements en duo (Dialogues) ou en trio (Barrel ou Unlocked). On peut estimer que Dialogues with strings est moins abouti. Mais la pratique de la musique improvisée libre et son but ne vise pas seulement la réussite «maximum » d’une entreprise, mais aussi de poser des questions et chercher des réponses, parfois en vain, parfois en créant de belles surprises. L’improvisation collective comporte ainsi des changements de direction inattendus. Les cordes s’évadent et cherchent un point d’équilibre. Les options de jeu se multiplient et cela nécessite pas mal de perspicacité pour sentir comment jouer instantanément. Un véritable labyrinthe ludique se fait jour. Les musiciens développent des phrases musicales mélodico-rythmiques en faisant fluctuer le timbre de l’instrument pour exprimer une émotion, particulièrement la violoniste Alison Blunt qui dévoile une belle sensibilité microtonale. Le lyrisme de Trevor Watts et son articulation sans pareille coule naturellement et trouve un écho dans le travail de la violoncelliste, elle-même transfigurée, semble-t-il par son expérience avec Weston et Jon Rose dans le projet Temperaments. Il ne s’agit pas du tout de l’exploration de timbres et de textures ou de recherches de sonorités inédites, démarche sans doute plus radicale  et plus ouverte qui permet aussi de mieux créer une empathie, car l’improvisateur a une plus grande marge de manœuvre pour sélectionner les sons les plus compatibles. Ici, il faut faire se croiser les lignes, les motifs mélodiques, les tonalités, les accents, les pulsations. Chacun racontant une histoire en se souciant de ne pas se dédire de celle des autres ou de devenir redondant. Un casse-tête !  Comme ces quatre musiciens évoluent comme des solistes à part entière sans aucune hiérarchie et organisation préétablie, ils assument les difficultés inhérentes à l’entreprise avec force conviction, inventivité et beaucoup de bravoure. Un intense angularité ou un relâchement élégiaque : on décolle dense un moment et subitement on musarde en douceur. Soudain, le pianiste rebondit sur les touches cristallines inspirant des cadences diversifiées aux trois autres. Une écoute multidirectionnelle s’établit à plusieurs niveaux, chacun vient à réagir aux propositions de l’un ou de l’autre. Les idées peuvent fuser de toutes parts et chacun doit revoir sa copie à tout instant. Les musiciens posent des questions et tous essaient de trouver des solutions instantanées… Il faut vraiment réécouter pour mesurer la plénitude de cette suite instrumentale et en découvrir la colonne vertébrale. Avant tout une gageure ambitieuse et qui pourrait friser le verbiage pour certains auditeurs, l’expérience est vraiment intéressante et montre bien qu’il s’agit d’improvisateurs de haut vol. Il n’y a pas de gloire à vaincre sans difficultés. Donc, bravo !!

Hopek Quirin Anton Mobin sauvages innocents middle eight recordings AABA09

Il faut vraiment écouter cette musique au casque pour identifier les sonorités respectives d’Hopek Quirin et d’Anton Mobin crédités respectivement : bass, effects, microcassettes et modulable pocket chamber. Basse électrique, je suppose. Le titre sauvages innocents et les titres de chaque morceau sont orthographiés en alphabet phonétique. L’approche sonore semble, au départ, noise un peu épaisse, mais en se concentrant, on l’entend fourmiller de détails provenant de la modulated pocket chamber. Ça craquotte de partout, des sons bourrés de parasites, frottements infimes qui font sursauter les fréquences. Témoignage d’un art sonore vif et sans concession, statique et fluide à la fois. Après deux morceaux, on aurait aimé plus de lisibilité et de variations dans le débit et la dynamique. Mais ce n’est que partie remise, dès le troisième morceau les bourdonnements enflent, d’autres couches se révèlent, cela délire, secoue, s’entrechoque, s’épanouit… un voyage incertain se prépare, cela bouge dans tous les sens vers un bref freinage de la bande sonore.
Quatrième morceau : encore plus intéressant ! Les efforts deviennent de plus en plus mouvants, fébriles… Chaque plage contribue à diversifier la palette, la dynamique…Anton Mobin se veut expérimental, son instrument qu’il a fabriqué lui-même donne à cette impression. Ses trouvailles via la chamber sont surprenantes et à mon avis les vibrations sonores qui en émanent auraient tout à gagner plongées dans plus de silences à certains moments pour que leurs crêtes, glissements et aspérités puissent être mieux perçues. Leur modulation revêt un véritable intérêt, gommé par les émissions sonores continues et leur stratification. Si l’atmosphère chargée se fait menaçante, on peut imaginer qu’un foehn réparateur puisse venir éclaircir les perspectives à un moment. De véritables artistes bruitistes avec un solide potentiel.

Hiss and Viscera Audrey Chen & Richard Scott Sound Alchemy SA004

Voix d’Audrey Chen et synthé modulaire de Richard Scott. Une musique sombre, déchirante, hantée. Les sons mystérieux de Scott et la voix ensorcelée de Chen. C’est un excellent duo où les deux artistes font leur chemin en se complétant sans se suivre, suivent des voies écartées qui se perdent dans les brumes pour ressurgir avec une belle évidence. Le gosier s’enfièvre et se contorsionne ou un filet de voix s’éloigne par dessus les fréquences rares du synthé modulaire de cet apprenti sorcier plongé dans le fatras improbable de ses câbles colorés et ses fiches, rizhome des sons quasi-imaginaires, mais pourtant bien réels. Musique de rêves ou de cauchemars, aussi concrète et réelle qu’abstraite et éphémère. Viscera : ça vient des tripes. Écoute à recommander. Si Audrey Chen est une vocaliste remarquable qui utilise les extrêmes expressifs de la voix humaine avec un réel talent, veuillez-vous reporter à mes précédentes chroniques pour ma description du travail singulier de Richard Scott, un incontournable de l’électronique improvisée. 

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